vendredi 25 avril 2014

Enterrer les morts, réparer les vivants, écrire une histoire

Maylis de Kerangal est vraiment un écrivain. Elle sait voir, elle sait sentir, elle sait restituer, et même si son style est parfois travaillé en pleine pâte, il fait tinter chez Dr Béru la cloche du réel.

Quant à savoir si elle est une vraie raconteuse d'histoires, c'est une autre paire de manches.
Dans Corniche Kennedy, Marseille et l'adolescence sonnaient vrai. Mais le réseau de prostitution de l'Est sentait à 20 km l'histoire fabriquée de toutes pièces, ajoutée pour étoffer le récit et lui donner, bien artificiellement, la consistance d'un roman.

Dr Béru croit pour sa part que Maylis de Kerangal est bien consciente du problème, et qu'elle a décidé d'y remédier en s'attaquant à des sujets porteurs en eux-mêmes d'une histoire. La construction d'un pont, d'abord, avec son début, son milieu, sa fin. Pas mal, déjà, pour structurer un récit.
Mais c'est avec Réparer les vivants qu'elle a trouvé le sujet de récit par excellence. La greffe contient en effet la mort, le deuil, la maladie, le corps, la technique, la renaissance, le don -- le tout ramassé dans un temps bref, selon un ordre défini par un protocole médical préétabli. Bref, une trame déjà donnée sur laquelle elle n'a plus eu qu'à tisser, en s'appuyant sur un travail d'enquête et d'observation méticuleux. Et Réparer les vivants est une réussite totale*.

L'hôpital comme réservoir d'histoires vraies, de vraies histoires : c'est dans ce trou noir ou lumineux que vit la vie, rêve la vie, souffre la vie, comme dirait l'autre.


Dr Béru, qui a bon fond, t'engage à te prononcer clairement en faveur du don d'organes. Parce que bien lavé, ça peut resservir !



*Dr Béru est tout de même un peu chiffonné par Cordelia, l'infirmière de réa (qui se transforme d'ailleurs subitement en IBODE au cours du récit). Le personnage semble fabriqué pour représenter une idée, incarner un thème (en l'occurrence, le corps sexualisé, le corps présent ici et maintenant), et sonne moins vrai. Une dissonance minime dans ce chœur qui, encore une fois, a les accents du réel.

samedi 12 avril 2014

Clysterium donare, postea seignare, ensuitta purgare, ou la vérité sur le latin médical

Quand Dr Béru subit le feu roulant des questions d'un farouche examinateur gastro-entérologue de son état, ce ne sont hélas pas les dernières recommandations de la HAS qui lui reviennent, mais la fin du Malade imaginaire. "Clysterium donare, postea seignare, ensuitta purgare", répond invariablement Argan aux questions des docteurs qui s'apprêtent à l'introniser médecin*.

Molière ne cesse de moquer cette manie des médecins de fourrer du latin partout : du "lucindus, lucinda, lucindum" du Médecin malgré lui au "ignorantus, ignoranta, ignorantum" de Toinette dans Le Malade imaginaire, une petite déclinaison de derrière les fagots suffit pour asseoir sa qualité de médecin. Argan, à qui l'on vient de suggérer de se faire lui-même médecin, objecte faiblement : "Mais il faut bien parler latin, connaître les maladies, et les remèdes qu'il y faut faire." Baragouiner un galimatias latinoïde suffira, lui répondent fort justement son frère et sa servante.

Ce qui était vrai au xviie l'est encore aujourd'hui : on prescrit larga manu des médicaments à prendre per os, on se casse la fibula et l'acetabulum, on redoute un volvulus, un infarctus ou un ictus...  Curieusement, Dr Béru a l'impression que ce latin-là vient parfois de l'anglais (c'est net pour fibula et acetabulum, qui remplacent péroné et cotyle dans la nouvelle nomenclature anatomique tout droit importée des pays anglo-saxons). L'anglais est d'ailleurs en passe de détrôner le latin : on guette le wash out des nodules hépatiques, on recherche du sludge dans la vésicule biliaire et on s'inquiète d'un crazy paving sur un scan thoracique.

Survivance d'un temps où la médecine était enseignée en latin ? Influence des articles anglophones que l'on ne se donne plus la peine de traduire ? Désir de gagner du temps en évitant les périphrases françaises (le latin et l'anglais sont effectivement des langues plus resserrées) ? Sans doute. Mais Dr Béru craint qu'il s'agisse avant tout, comme au temps de Molière, d'employer le jargon le plus obscur pour garder la haute main sur le patient. Bref, le latin et l'anglais comme instruments de domination. 


Dr Béru, qui a bon fond, te conseille un petit recueil de chroniques d'Omicron, alias Loïc Capron, consacrées au lexique de la médecine. Ça s'appelle Mots et maux, et c'est publié aux éditions Jean-Baptiste Baillière.


* Trois principes thérapeutiques toujours en vigueur, soit dit en passant : les lavements de laxatifs osmotiques s'administrent en cas d'encéphalopathie hépatique, on soigne l'hémochromatose à grands coups de saignées, et une bonne purge reste indispensable avant toute coloscopie.

vendredi 4 avril 2014

Une dernière pour la route

Ça tombe dru, en ce moment. Et que faire, au petit matin ? Signer le certificat de décès et autoriser la mise en bière. Idéal après une cirrhose alcoolique ou un cancer épidermoïde de l'œsophage.

Bon, d'où ça vient, ce drôle de mot ? Le Trésor de la langue française nous renseigne sur ce point : la bière, c'est la planche qui sert de civière pour transporter les corps, à l'origine. De là, on passe à la caisse de bois qui sert de cercueil pour les pauvres (par opposition au sarcophage, dernière demeure de l'opulence). Le terme viendrait de l'ancien bas francique, rien à voir avec la bière au houblon (terme germanique).

Bref, une dernière bière. Ils en auront bien besoin, la route promet d'être longue.

jeudi 3 avril 2014

L'Endoscope dans l'Orifice, ou l'e dans l'o sans peine

Un peu de phonétique, aujourd'hui.

Comment prononcer l'e dans l'o ? C'est la question qui taraude Dr Béru depuis son passage en hépato-gastro-entérologie.

Dr Béru, vous le connaissez. Prononcer correctement l'e dans l'o, il sait – à savoir [e] en alphabet phonétique international, "é" plus prosaïquement.

Œsophage, œdème et leurs dérivés œsophagite, endoscopie œso-gastro-duodénale, reflux gastro-œsophagien, décompensation œdémato-ascitique... Tous proviennent de termes grecs commençant par omicron-iota, combinaison qui évolue normalement en "é" dans les langues latines (comme dans écologie ou économie, par exemple).

Pourquoi, alors, entend-on systématiquement prononcer "eusophage" et "eudème" ? Dr Béru présente  ici une audacieuse hypothèse : c'est la contamination de l'œil. Une contamination phonétique, s'entend. En effet, d'œil se prononçant "euil" à œ = eu, le pas est vite franchi. Mais œil est une aberration orthographique, où l'e dans l'o n'est là que pour la frime. Œil vient de la déformation populaire du latin oculus, selon des lois de la phonétique bien éloignées de celles qui président à la dérivation savante du grec oisophagos en œsophage.

Voilà qui ne résout pas le dilemme du Dr Béru : dire comme tout le monde et offenser la phonétique, ou passer pour un Diafoirus doublé d'un Trissotin ? Y a des jours, Dr Béru contribue activement à saper la langue de Molière. Si papa l'entendait !



Dr Béru, qui a bon fond, en profite pour te recommander Si maman me voyait !, un excellent San-Antonio.

l'APHP ne lésine pas sur la qualité des blouses

mercredi 2 avril 2014

Le peintre de la vie moderne, ou Baudelaire sémiologue

Pour clore cette série consacrée à Baudelaire sémiologue, Dr Béru s'autorise une brève réflexion.

Qu'est-ce que le peintre de la vie moderne ? Le flâneur qui se mêle au mouvement de la cité, l'observateur, l'homme des foules ; celui dont la perception aiguë lui permet de saisir dans la ville l'aliment de sa propre création. Celui qui saura ensuite, le soir, à la lumière de la lampe électrique, recomposer le réel en une œuvre d'art.

Ce double mouvement d'observation puis de mise en forme, c'est aussi celui du clinicien. L'examen clinique repose avant tout sur l'acuité de la perception du médecin. C'est particulièrement vrai en neurologie, où les signes cliniques sont à la fois nombreux, variés et subtils : mouvements (chorée, ballisme ou athétose ?), muscles (myokymies ou fasciculations ?), démarche... L'œil prime. Il s'agira ensuite de réunir les signes relevés à l'examen, c'est-à-dire les symptômes physiques, en syndrome. Et comme la réalité colle rarement parfaitement au collège des enseignants de neurologie, va falloir faire preuve d'un minimum de créativité à ce moment-là. Voilà pourquoi Dr Béru se prenait pour un poète, du temps que la Faculté l'avait placé comme externe dans un service de neuro. Et voilà pourquoi ce sont des signes neurologiques qui sont décrits avec une précision étonnante dans "Les petites vieilles".


Dr Béru, qui a bon fond, recommande à tous les khâgneux la lecture du Peintre de la vie moderne, une mine inépuisable de citations et la garantie d'une dissert de français de qualité.

mardi 1 avril 2014

Tout pareils à des marionnettes, ou les mouvements anormaux

Les petites vieilles, dans les plis sinueux de l'APHP, Dr Béru en croise un paquet. Certaines pliées en deux, d'autres trottant à pas pressés après leur ombre, d'autres encore possédées par le démon du rythme -- le fandango permanent, manque plus que les castagnettes.

Baudelaire avait déjà relevé ces trois phénomènes. Le premier se nomme camptocormie ; il est dû à l'involution graisseuse des muscles paravertébraux et touche effectivement plutôt les femmes.

Le deuxième, c'est la démarche festinante, retrouvée dans la maladie de Parkinson, qui associe une fréquence augmentée à une longueur de pas diminuée. Hâte-toi lentement, en quelque sorte.

Le troisième, celui que Baudelaire décrit de la façon la plus frappante, ce sont les mouvements anormaux. Les plus fréquents de ces mouvements sont les tremblements (tremblement essentiel, tremblement d'intention cérébelleux, tremblement de repos de la maladie de Parkinson, par exemple). Mais les "pauvres sonnettes" semblent plutôt atteintes ici d'une véritable chorée. Le mouvement choréique, c'est un mouvement involontaire spontané, survenant aléatoirement, brusquement, anarchiquement, y compris la nuit. Il est présent par exemple dans la maladie de Huntington, une vraie saleté.
Et quand Dr Béru voit une patiente se coincer les jambes derrière les pieds de sa chaise pour s'empêcher de danser, lui aussi se met à trembler.


Dr Béru, qui a bon fond, te recommande de rassurer ta grand-mère qui arrose ta braguette en te servant ton café : il s'agit bien plus probablement d'un tremblement essentiel que d'une maladie de Parkinson.