La question est trop grave pour s'embarrasser d'oripeaux : aux
chiottes la 3e du singulier et la persona de Béru ! Et puisque je pars
de mon expérience personnelle de la lecture, de ma capacité personnelle
de représentation, de mon mode personnel de pensée, et que je suis bien
incapable d'en inférer quoi que ce soit sur le fonctionnement général du
cerveau, retour à la 1re personne. Aujourd'hui, je tente de saisir un
truc qui m'angoisse : peut-on penser sans le langage, peut-on imaginer sans la vision ?
Voici
bien longtemps que cette affaire me travaille. Du temps que l'édition
me servait de gagne-pain, je lisais des romans toute la journée : j'ai
eu le temps d'examiner ce qui se passait. Il m'est ainsi apparu que
j'étais incapable de transformer un texte en image mentale. Ce que je
peux raconter d'un roman tient plus de la connaissance que de la
représentation (je veux dire par là que je peux dire d'Épépé, la liftière du roman
de Ferenc Karinthy, qu'elle est blonde et qu'elle a une vingtaine
d'années — c'est dans le texte ; mais si j'ajoute qu'elle a des
pommettes hautes et plates, à la slave, des cheveux raides un peu
filasses, bref une sorte d'Estonienne, tous détails de mon cru je crois
bien ; si j'ajoute ces détails, disais-je, c'est qu'ils m'ont
probablement été suggérés par le texte, et non pas que je les ai imaginés).
Au mieux, les choses se passent comme si j'avais bien, à l'arrière du
crâne, une réelle vision, mais cachée, recouverte d'un voile, refusant
d'accéder à la pleine lumière. Un peu comme ces bribes de rêve qui
flottent encore entre deux eaux quelques secondes après le réveil, sans
remonter jamais à la surface de la conscience. Quand j'aurai tout oublié
du détail d'Épépé, peut-être aurai-je encore fugacement l'image
d'une jeune fille blonde baignée de lumière grisâtre. L'image ? non — ce
sont tout au plus les affects attachés au texte qui ressurgiront.
Grisâtre : le souvenir d'un mot plutôt que celui d'une couleur.
Mais il y a pire.
Dites
"Catherine Deneuve". Devant vous se tient, peut-être, une jeune fille
en cardigan, les cheveux sagement retenus par un petit nœud de velours
noir (Geneviève). Ou une poupée glacée poignets liés, paupières baissées
(Séverine). Ou une matrone pompant d'une bouche en cul de poule le filtre de sa cigarette (Junon). Devant moi, rien ; trou noir. Diagnostic : afantaisie, d'après un article
de Pierre Barthélémy sur son blog Passeur de sciences. Tout dans la
mémoire, rien dans l'imagination. Tout par le langage, zéro par la
vision. Et la voilà, la terreur ! Quand l'AVC viendra, que l'aphasie
frappera, que restera-t-il ?
Feu Oliver Sacks recensait dans L'Œil de l'esprit divers
témoignages de patients transitoirement frappés d'aphasie : les uns
disent avoir perdu non seulement la faculté de s'exprimer, mais
également leur discours intérieur et toute leur pensée abstraite (Scott
Moss, rapporté par Narinder Kapur, 1997), quand d'autres affirment
n'avoir éprouvé "aucune gêne dans l'exercice de [leur] pensée" (Jacques
Lordat, 1843). Comment expliquer cette disparité d'expériences ? Les
seconds seraient-ils de meilleurs visualisateurs que les premiers ? Nous
autres aveugles perdrons tout quand nous perdrons le langage. Mais en
attendant ce jour de terreur, je veux croire que s'est développée une
forme de compensation. Certes je ne vois pas ce que je lis, ce dont on
me parle, ce que je voudrais penser. Mais chaque énoncé s'épaissit d'un
réseau de souvenirs, d'affects, d'idées, qui suffit à combler mon
théâtre intime. Théâtre d'ombres plutôt qu'écran panoramique ; mais
derrière le rideau, quels mondes à deviner !
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