samedi 17 octobre 2015

MMSE, item 29

Le poète :
"Le ciel est bleu."

Le patriarche :
"J'ai sept petits-enfants."

Le flatteur :
"Vous êtes très aimable."

L'inquiet :
"Quand est-ce que je sors ?"

Le factuel :
"Je suis à l'hôpital."

Mais pas un pour écrire la seule phrase qui vaille :
"Merde à celui qui lira."


Ajout du 28/01/2017 : on m'a rapporté hier qu'un patient aurait écrit : "gros connards, allez tous vous faire foutre".  Ce bon vieillard a restauré ma foi en l'humanité.

vendredi 18 septembre 2015

Voir, parler, penser

La question est trop grave pour s'embarrasser d'oripeaux : aux chiottes la 3e du singulier et la persona de Béru ! Et puisque je pars de mon expérience personnelle de la lecture, de ma capacité personnelle de représentation, de mon mode personnel de pensée, et que je suis bien incapable d'en inférer quoi que ce soit sur le fonctionnement général du cerveau, retour à la 1re personne. Aujourd'hui, je tente de saisir un truc qui m'angoisse : peut-on penser sans le langage, peut-on imaginer sans la vision ?

Voici bien longtemps que cette affaire me travaille. Du temps que l'édition me servait de gagne-pain, je lisais des romans toute la journée : j'ai eu le temps d'examiner ce qui se passait. Il m'est ainsi apparu que j'étais incapable de transformer un texte en image mentale. Ce que je peux raconter d'un roman tient plus de la connaissance que de la représentation (je veux dire par là que je peux dire d'Épépé, la liftière du roman de Ferenc Karinthy,  qu'elle est blonde et qu'elle a une vingtaine d'années — c'est dans le texte ; mais si j'ajoute qu'elle a des pommettes hautes et plates, à la slave, des cheveux raides un peu filasses, bref une sorte d'Estonienne, tous détails de mon cru je crois bien ; si j'ajoute ces détails, disais-je, c'est qu'ils m'ont probablement été suggérés par le texte, et non pas que je les ai imaginés). Au mieux, les choses se passent comme si j'avais bien, à l'arrière du crâne, une réelle vision, mais cachée, recouverte d'un voile, refusant d'accéder à la pleine lumière. Un peu comme ces bribes de rêve qui flottent encore entre deux eaux quelques secondes après le réveil, sans remonter jamais à la surface de la conscience. Quand j'aurai tout oublié du détail d'Épépé, peut-être aurai-je encore fugacement l'image d'une jeune fille blonde baignée de lumière grisâtre. L'image ? non — ce sont tout au plus les affects attachés au texte qui ressurgiront. Grisâtre : le souvenir d'un mot plutôt que celui d'une couleur.

Mais il y a pire.

Dites "Catherine Deneuve". Devant vous se tient, peut-être, une jeune fille en cardigan, les cheveux sagement retenus par un petit nœud de velours noir (Geneviève). Ou une poupée glacée poignets liés, paupières baissées (Séverine). Ou une matrone pompant d'une bouche en cul de poule le filtre de sa cigarette (Junon). Devant moi, rien ; trou noir. Diagnostic : afantaisie, d'après un article de Pierre Barthélémy sur son blog Passeur de sciences. Tout dans la mémoire, rien dans l'imagination. Tout par le langage, zéro par la vision. Et la voilà, la terreur ! Quand l'AVC viendra, que l'aphasie frappera, que restera-t-il ?

Feu Oliver Sacks recensait dans L'Œil de l'esprit divers témoignages de patients transitoirement frappés d'aphasie : les uns disent avoir perdu non seulement la faculté de s'exprimer, mais également leur discours intérieur et toute leur pensée abstraite (Scott Moss, rapporté par Narinder Kapur, 1997), quand d'autres affirment n'avoir éprouvé "aucune gêne dans l'exercice de [leur] pensée" (Jacques Lordat, 1843). Comment expliquer cette disparité d'expériences ? Les seconds seraient-ils de meilleurs visualisateurs que les premiers ? Nous autres aveugles perdrons tout quand nous perdrons le langage. Mais en attendant ce jour de terreur, je veux croire que s'est développée une forme de compensation. Certes je ne vois pas ce que je lis, ce dont on me parle, ce que je voudrais penser. Mais chaque énoncé s'épaissit d'un réseau de souvenirs, d'affects, d'idées, qui suffit à combler mon théâtre intime. Théâtre d'ombres plutôt qu'écran panoramique ; mais derrière le rideau, quels mondes à deviner !

dimanche 7 juin 2015

Splendeurs et misères corticales

C'est un joli mot que celui de cortex. Cortex, c'est-à-dire l'écorce, en latin. Dites cortex, et le crâne devient coquille de noix, les surrénales cupules de gland, les reins graines de lupin. Le cortex, ou l'irruption du règne végétal dans l'anatomie humaine.

Tu l'auras compris, lecteur, on nomme cortex la partie externe d'un organe plein, son "écorce", qu'il s'agisse des reins ou des glandes surrénales. Mais c'est en général au cortex cérébral qu'il est fait référence losqu'on ne précise pas l'organe dont on parle. Le cortex, c'est cette mince bande de substance grise riche en corps neuronaux située à la périphérie des hémisphères, et qui passe pour être le siège de l'intelligence humaine. C'est de là qu'on a tiré un adjectif absolument dégueulasse hélas répandu parmi les médecins : celui de "cortiqué". Est dit cortiqué le patient jugé capable d'entendre les explications que le médecin consentira à distiller. Lui est digne de recevoir l'information nécessaire à la compréhension de sa maladie ; on lui exposera les traitements possibles, l'évolution attendue ; peut-être même sera-t-il consulté dans les décisions thérapeutiques. Quant au décortiqué, il pourra toujours signer (d'une croix, probablement) le formulaire de consentement qu'on lui glissera distraitement avant l'intervention.

Qui est cortiqué, qui ne l'est pas ? Qui est in, qui est out ? Se poser la question, c'est déjà renoncer.

Edit : je rajoute un lien vers un compte rendu de l'ouvrage de Sylvie Fainzang mentionné en commentaire.

lundi 18 mai 2015

Éloge de la maladie

Tel un nouvel Érasme, Béru se lance aujourd'hui dans l'éloge paradoxal, ce procédé rhétorique consistant à louer un objet ordinairement blâmé. L'exemple type en est l'Éloge de la folie, mais on le trouve aussi chez Lucien (Éloge du parasite), chez Molière (l'éloge du cocuage dans L'École des femmes, l'éloge de l'inconstance dans Dom Juan), chez Lesage (l'éloge de la condition de valet dans Gil Blas)... Bon bref, aujourd'hui, éloge de la maladie.

Le pytiriasis rosé de Gibert, tu connais ? Béru non plus. Jusqu'à ce qu'il se retrouve brusquement couvert de taches de la taille d'une pièce de monnaie, rosées, un peu plus chamoisées en leur centre, finement squameuses si on y regarde bien, et siégeant essentiellement sur le tronc. Flippant ? Pas vraiment : ça ne cuit pas, ça ne démange pas, et ça finit par partir tout seul en six semaines environ. Et ça touche essentiellement l'adulte jeune. JEUNE, t'entends ?

Outre la confirmation de la verdeur physiologique de Béru (mais qui en doutait ?), le jubilatoire dans cette histoire, c'est la rigoureuse correspondance entre le tableau clinique décrit dans les livres de dermato et les signes effectivement observés. L'aspect des lésions, leur localisation, les signes associés, la durée d'évolution... Tout concordait. On était manifestement en présence d'un corps capable de réagir de la façon adéquate et attendue, un corps rattachable à la grande cohorte des corps humains susceptibles de choper un virus et de présenter un pytiriasis rosé.

Si le corps se tait dans la santé (le fameux "silence des organes" de Leriche), le corps malade se joint sans effort au chœur de ses frères souffrants : sans l'avoir apprise, il connaît la chanson. La maladie, preuve tangible d'humanité : à part la mort, qui peut en dire autant ?


jeudi 12 février 2015

Faillir être médecin


Tant qu'il s'est agi d'être étudiant (poil aux dents*), Béru ne s'est pas privé de faire le malin. Mais la fin de l'externat commence à se profiler, et avec elle le spectre de l'exercice réel de la médecine : de quoi prendre la fuite. Vers l'ouest lointain. Suivre, à distance, les traces d'une indienne guérisseuse. Observer les oiseaux. Les peindre peut-être, sur de grandes feuilles de papier roulées, blanches et douces comme la neige sur la plaine. Ou comme une couverture de laine fine, tissée par une blonde jeune fille incendiaire.

Non, Dr Béru n'est pas en pleine bouffée délirante aiguë : il vient simplement de lire Faillir être flingué, le roman de Céline Minard qui lui a valu la reconnaissance du grand public. Et il en ressort plus léger, porté par un souffle romanesque joyeux. Et plus lourd, plombé par un petit bruit, répété quarante-huit fois : celui des quarante-huit ampoules de verre contenant le vaccin réactivé qui inocule quarante-huit fois la variole aux quarante-huit rescapés d'une tribu indienne.

Fuir, là-bas, fuir !



* Pour rappel : Étudiant en médecine/ Tu vas marner pendant sept ans/ Pour être marchand d'pénicilline/ Et d'saloperies d'médicaments.

mardi 3 février 2015

Salut les frustrés !

En médecine aussi, l'œil écoute : parfois c'est le grand charivari, avec signes cliniques à gogo, marqueurs biologiques au plafond, grosse patate à l'imagerie -- bref, ce qu'on appelle un tableau bruyant.

Parfois, au contraire, l'appendicite aiguë se cache derrière une vague fébricule. Le ventre est souple. Le transit régulier. Pas de douleur exquise au MacBurney. En d'autres termes, un tableau fruste.

FRUSTE, bordel !

Il y a des barbarismes qui en disent long sur leur auteur.


samedi 17 janvier 2015

Ma surrénale s'appelle René


Méfiez-vous des surrénales. Au premier abord, elles ne paient pas de mine. Petites, jaunâtres, pour ne pas dire chamoisées, confortablement dissimulées dans leur graisse au pôle supérieur des reins, elles imitent benoîtement d'aimables symboles de la France éternelle : le chapeau de gendarme, la silhouette de la tour Eiffel...

Mais soudain, en voici une qui s'exalte et se prend pour Chateaubriand : "levez-vous vite, orages désirés", qu'elle s'enthousiasme.

Arrive alors l'orage adrénergique, et le cataclysme s'ensuit. Céphalées, sueurs, palpitations, le compte est bon : c'est le phéochromocytome. Il faut alors passer au bloc -- et ménager l'anesthésiste, dont les catécholamines, dit-on, seront elles aussi au plafond.