vendredi 18 septembre 2015

Voir, parler, penser

La question est trop grave pour s'embarrasser d'oripeaux : aux chiottes la 3e du singulier et la persona de Béru ! Et puisque je pars de mon expérience personnelle de la lecture, de ma capacité personnelle de représentation, de mon mode personnel de pensée, et que je suis bien incapable d'en inférer quoi que ce soit sur le fonctionnement général du cerveau, retour à la 1re personne. Aujourd'hui, je tente de saisir un truc qui m'angoisse : peut-on penser sans le langage, peut-on imaginer sans la vision ?

Voici bien longtemps que cette affaire me travaille. Du temps que l'édition me servait de gagne-pain, je lisais des romans toute la journée : j'ai eu le temps d'examiner ce qui se passait. Il m'est ainsi apparu que j'étais incapable de transformer un texte en image mentale. Ce que je peux raconter d'un roman tient plus de la connaissance que de la représentation (je veux dire par là que je peux dire d'Épépé, la liftière du roman de Ferenc Karinthy,  qu'elle est blonde et qu'elle a une vingtaine d'années — c'est dans le texte ; mais si j'ajoute qu'elle a des pommettes hautes et plates, à la slave, des cheveux raides un peu filasses, bref une sorte d'Estonienne, tous détails de mon cru je crois bien ; si j'ajoute ces détails, disais-je, c'est qu'ils m'ont probablement été suggérés par le texte, et non pas que je les ai imaginés). Au mieux, les choses se passent comme si j'avais bien, à l'arrière du crâne, une réelle vision, mais cachée, recouverte d'un voile, refusant d'accéder à la pleine lumière. Un peu comme ces bribes de rêve qui flottent encore entre deux eaux quelques secondes après le réveil, sans remonter jamais à la surface de la conscience. Quand j'aurai tout oublié du détail d'Épépé, peut-être aurai-je encore fugacement l'image d'une jeune fille blonde baignée de lumière grisâtre. L'image ? non — ce sont tout au plus les affects attachés au texte qui ressurgiront. Grisâtre : le souvenir d'un mot plutôt que celui d'une couleur.

Mais il y a pire.

Dites "Catherine Deneuve". Devant vous se tient, peut-être, une jeune fille en cardigan, les cheveux sagement retenus par un petit nœud de velours noir (Geneviève). Ou une poupée glacée poignets liés, paupières baissées (Séverine). Ou une matrone pompant d'une bouche en cul de poule le filtre de sa cigarette (Junon). Devant moi, rien ; trou noir. Diagnostic : afantaisie, d'après un article de Pierre Barthélémy sur son blog Passeur de sciences. Tout dans la mémoire, rien dans l'imagination. Tout par le langage, zéro par la vision. Et la voilà, la terreur ! Quand l'AVC viendra, que l'aphasie frappera, que restera-t-il ?

Feu Oliver Sacks recensait dans L'Œil de l'esprit divers témoignages de patients transitoirement frappés d'aphasie : les uns disent avoir perdu non seulement la faculté de s'exprimer, mais également leur discours intérieur et toute leur pensée abstraite (Scott Moss, rapporté par Narinder Kapur, 1997), quand d'autres affirment n'avoir éprouvé "aucune gêne dans l'exercice de [leur] pensée" (Jacques Lordat, 1843). Comment expliquer cette disparité d'expériences ? Les seconds seraient-ils de meilleurs visualisateurs que les premiers ? Nous autres aveugles perdrons tout quand nous perdrons le langage. Mais en attendant ce jour de terreur, je veux croire que s'est développée une forme de compensation. Certes je ne vois pas ce que je lis, ce dont on me parle, ce que je voudrais penser. Mais chaque énoncé s'épaissit d'un réseau de souvenirs, d'affects, d'idées, qui suffit à combler mon théâtre intime. Théâtre d'ombres plutôt qu'écran panoramique ; mais derrière le rideau, quels mondes à deviner !