jeudi 29 mai 2014

De la mort sans exagérer, ou la poésie réanimatoire

Dans un service de réanimation, on ressuscite les corps, on réinsuffle la vie, on réveille les morts, pas vrai ?

Ou on regarde les hommes tomber.

Soit une hypertension intracrânienne maligne ne répondant plus aux traitements, un cerveau flingué, des réflexes qui s'éteignent petit à petit, la tension qui s'effondre d'un coup, la fixité de la mydriase bilatérale, la diurèse massive, les organes qu'il faut s'efforcer de préserver (regarde dans son portefeuille si tu trouves une carte de donneur), la poitrine qui se soulève toujours, le bruit du respirateur dans la chambre, les mains à plat sur le drap bleu, les ongles faits, prévenir la famille, regardez ses pupilles, les jeunes, mais n'abîmez pas les cornées.
La mort qui gagne un corps, lentement, sûrement.

Dans ces cas-là, Dr Béru emmerde la philosophie, la religion et les cours d'éthique gracieusement dispensés par la Faculté. Dr Béru laisse à la poésie le soin de tout réparer, tout ressusciter.

De la mort sans exagérer : c'est le titre d'un poème de Wislawa Szymborska, la vénérable Polonaise nobélisée. Ça dit, à la fin, qu'

Il n'est point de vie qui,
même un court instant,
ne soit immortelle.

La mort

est toujours en retard de cet instant précis.

En vain agite-t-elle la poignée

de la porte invisible.
Le peu que nous ayons pu
demeure irréversible.

Irréversible, t'entends ?


dimanche 25 mai 2014

Anatomie potagère à l'usage des P1

Quand il s'est agi de nommer les parties du corps humain, les anatomistes se sont souvent fondés sur l'analogie de forme avec des objets du quotidien. En particulier, ils ont pas mal tapé dans le lexique agricole.

Quelques exemples :

- l'os du carpe semblable à un petit pois se nomme pisiforme (du latin pisum, le pois) ;
- le muscle pelvi-trochanterien dont le corps est renflé comme une poire se nomme piriforme (du latin pirum, la poire) ;
- l'os sésamoïde ("en forme de grain de sésame") inconstamment situé en arrière des condyles fémoraux se nomme fabella, c'est-à-dire la petite fève, en latin ;
- l'os du crâne constituant la partie postérieure de la cloison nasale se nomme vomer pour sa forme de soc de charrue (soc se disant vomer en latin, tu l'auras deviné) ;
- le raisin (uva, en latin) a donné son nom à l'uvée, la tunique intermédiaire de l'œil (pèle un gros grain de raisin, pour te donner une idée), mais aussi à l'uvule, l'autre nom de la luette, qui ressemble plutôt à un raisin sec ;
- on passe au grec, maintenant : amygdale signifie amande, donc qu'on soit dans la gorge ou dans le cerveau, cherche une formation plus ou moins ovale ;
- attention, un piège ! carotide n'a aucun rapport avec la carotte (interdit de mettre deux t à carotide, soit dit en passant), mais vient du grec karos, le sommeil profond. Appuie-toi un peu sur les sinus carotides, pour voir...

La prochaine fois qu'un orthopédiste tente de te prendre en défaut sur piriforme/pisiforme, tu lui ris au nez et tu écrases une larme de reconnaissance pour le bon Dr Béru, d'accord ?

jeudi 8 mai 2014

Les carnets d'un jeune médecin : roman d'apprentissage, autobiographie et "case report"

Les déserts médicaux, Boulgakov connaît. Lorsqu'il termine ses études de médecine à la faculté de Kiev, en 1916 (il a alors 25 ans), il est affecté à l'hôpital rural de Nikolskoïé, seul médecin pour prendre en charge les accidents de travail, les accouchements, les maladies vénériennes et autres diphtéries infantiles de cette région agricole. De cette année à Nikolskoïé, Boulgakov tire une série de brefs récits publiés en 1925-1926 dans l'organe du Syndicat de la santé publique, noblement baptisé Meditsinski rabotnik, ou "Le travailleur médical"*. Réunis sous le titre de Carnets d'un jeune médecin, ils forment un ensemble curieux tenant du recueil de cas cliniques, du roman d'apprentissage et de l'autobiographie sublimée.

Ces trois aspects illustrent la richesse du matériau médical en littérature : le cas clinique fournit à lui seul le point de départ du récit, en se posant comme un problème technique à résoudre (arrive une enfant diphtérique ; il s'agit de la trachéotomiser ; le jeune médecin parviendra-t-il à réaliser ce geste qu'il s'est contenté de voir dans un amphi ?) ou une énigme diagnostique à percer (quelle est donc la boule jaunâtre qui a pris la place de l'œil de ce bébé ?).

Mais très vite, c'est moins l'anecdote médicale que l'évolution du jeune médecin qui occupe le cœur du récit. Loin de la faculté, loin du chemin de fer, le jeune homme ne peut compter que sur lui-même pour faire face à la peur, à l'erreur, à la maladie (et aux patients aussi). C'est dans ce face-à-face que se construit peu à peu son personnage de médecin compétent (la trachéotomie réussie), mais aussi démuni (son combat perdu contre la syphilis, cette éruption étoilée qui laisse de marbre les paysans qui en sont atteints) voire désemparé (l'œil volatilisé). Ici, l'apprentissage est loin d'être linéaire : c'est dans le dernier récit, après "deux cents hospitalisations, dont seulement six décès", avec "l'expérience énorme désormais acquise" que le médecin avoue son impuissance et son incompréhension face au bébé privé d'œil gauche. "Autrement dit, il faut humblement apprendre", conclut Boulgakov. L'exercice de la médecine est, constitutivement, un long roman d'apprentissage.

Un troisième aspect fait de ce recueil une véritable œuvre littéraire : la reconstruction a posteriori de la légende du jeune médecin-pionnier. Car si le matériau de départ est clairement autobiographique (Boulgakov fraîchement diplômé a effectivement été nommé dans un hôpital de campagne), le jeune médecin est un personnage recréé pour incarner une figure solitaire, dévouée, exilée dans une campagne bien plus isolée que celle de Nikolskoïé. Le médecin se mue en aventurier solitaire, en Robinson, voire en héros de Fenimore Cooper (cité dans "L'œil volatilisé") pour prendre les dimensions d'un missionnaire portant dans les campagnes la lumière de la science médicale. Bref, Boulgakov écrit ici la légende de saint Mikhaïl l'hospitalier.

Dr Béru, qui aspire lui aussi à la sainteté, est à deux doigts de souhaiter que les jeunes médecins soient dorénavant tous envoyés à trente verstes des voies ferrées.


* Dr Béru tire ces informations de la notice de l'édition de la "Bibliothèque de la Pléiade", rédigée par Jean-Louis Chavarot.